Le mot ne dit sans doute rien à personne. En fait, bourri désigne de façon péjorative un "âne". Et, de proche en proche, il fut utilisé il y a longtemps à l'école, pour désigner celle ou celui qui ne réussissait guère, et à qui l'on faisait porter le fameux bonnet, mains dans le dos, museau contre le tableau noir.
Voilà que je vous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître. Voilà que je me fais historien de l'éducation.
Non, je ne veux pas rappeler par là un épisode, pas si vieux que ça où, dans une banlieue parisienne, des forces de police firent s'agenouiller des jeunes, mains sur la tête, face à un mur, pour leur rappeler que la force de l'état demandait obéissance et soumission. C'était avant la pandémie, c'était au temps où police éborgnait, pour l'ordre républicain. Et il s'agissait de jeunes "sauvageons de banlieue", à assimiler.
Le mot bourri revenait régulièrement dans la bouche de mon père, décédé il y a plus de dix ans déjà, et à qui je dois tout ce qui entretient encore l'insoumission qui me maintient en vie.
Permettez que je vous en confie quelques mots, sans tomber dans l'obscénité et le pathos.
Il était né en 1920, sur la terre de Beauce, dans un hameau, près de Chartres. Son père était revenu par miracle du chemin des Dames, deux ans plus tôt, avec une atteinte au poumon, due aux gaz de combat utilisés durant la grande boucherie de 1914-1918. Le poilu de retour avait dès lors repris son travail de garçon de ferme et de futur petit paysan. En Beauce, la terre était le seul bien pour assurer l'avenir. S'en procurer, fut-ce par mariages et regroupements d'héritages, était de tradition ancienne. Mon père est donc né sous le signe d'une de ces alliances qui voyait des "fermes" croître par additions, grâce aux fils et à leurs mariages. La grande boucherie a un temps, en saignant à blanc une génération entière de jeunes de ces terres, à la fois privé celles-ci de main d'oeuvre, mais aussi créé des opportunités pour les survivants. Bref, mon père naquit comme fils de paysan pauvre, en pleine Beauce, où quelques familles, elles, s'étaient plutôt enrichies sur fond de guerre.
Dès qu'il eut grandi un peu, il participa aux tâches de la ferme, et l'école ne fut pas son activité principale de la journée. Ainsi lui arrivait-il, fatigue aidant, de s'endormir dans la classe, ce qui ne l'aida pas à apprendre à lire et à compter, tout ce que l'on demandait à un enfant de la campagne, dans les années 1930. Il fut donc le "bourri" plus souvent qu'à son tour, et l'instituteur, lassé, finit par l'envoyer souvent bêcher son jardin. C'était là, je suppose, sa façon de cultiver l'excellence, et de considérer qu'il y avait une sélection naturelle sans doute, entre les bourris indécrottables et ceux qui feraient de bons futurs propriétaires, dans les fermes alentour.
Mon père vécu cela comme une profonde injustice, et m'en parlait encore sur la fin de sa vie. Et pourtant, c'est ce refus de l'injustice qui fut le ressort de sa vie durant, et qu'il m'a transmis en héritage.
Pourquoi ce détour de près d'un siècle ? Parce que l'histoire est faite aussi de chair et de sang, et, qu'à l'évocation du tri de Charlemagne ou de celui du quai d'Auschwitz, par un frustré pétri d'orgueil et de mépris, cette image de "bourri", où tout commence, me revient.
Et c'est bien de l'école, que parlait le polémiste candidat à l'élection présidentielle. C'est bien cette sélection par le mérite, liée à une idée de "pureté" qu'il décrivait hier. Le retour à la blouse pour tout le monde, pour l'illusion d'égalité, et le tri au mérite, pour séparer les bourris des élites, voire enfermer les déchets dans des maisons faites pour ça, voilà ce qu'il énonçait sans affect.
De 1939 à 1941, une idéologie de "pureté de la race", a tué près de 80 000 handicapés. Cette même idéologie s'occupa ensuite d'épurer près de 6 millions de juifs d'Europe, tout comme des centaines de milliers de tziganes, des homosexuel.le.s...
Point de Godwin ?
Partir d'un bonnet d'âne et arriver au nazisme, par l'entremise du révélateur Zemmour serait de l'alchimie ?
Si j'ai cheminé ainsi c'est simplement parce que la pensée de l'apprenti fasciste m'apparaît comme un dégueulis reconnaissable de ce qu'il a avalé depuis ses premières frustrations d'enfance. Son vômi est bien dans la tradition de l'extrême droite, et des emprunts idéologiques qui la fondent. L'eugénisme en est une, le grand remplacement qui fait référence à la "pureté de la race" souillée par le multiculturalisme en est une autre. Que l'école devienne dans cette réflexion immonde le lieu où par l'éducation de l'enfance on revivifie la pureté et glorifie le supérieur, tout en écartant "bourricots et moricauds", dans la tête de l'historien facho à deux balles, n'étonnera donc pas.
Le parcours personnel du frustré a donc été fait de rencontres avec l'univers idéologique de plus frustrés que lui qui se sont illustrés par le nombre de victimes humaines qu'ils ont fait, au nom de la "pureté de la race". Et pourtant, tant le nazisme que tous les régimes fascistes observés, ont porté au pouvoir des "tarés intelligents" qui s'avérèrent toujours être des bourreaux. Et l'on sait que cette construction idéologique n'est que le cache sexe, tant du colonialisme, que du darwinisme social, justifiant une pureté de l'élite blanche, et glorifiant son intelligence à faire fructifier l'exploitation des "bourris".
Je ne prêterai pas à "l'intellectuel brillant" une intelligence de ce qu'il fait. De fait, le frustré rencontre opportunément une frustration plus collective, celle d'une fraction de classe dominante ex-colonialiste et raciste, qui se sent disparaître du paysage, du fait d'une nieme évolution du capitalisme pour survivre à ses crises structurelles. Pour faire plus simple, je dirai que les élites style IIIe république française ne sont plus guère adaptées au libéralisme de la mondialisation, et que bien qu'elles s'accrochent à des stratégies souverainistes, de vieilles lunes fascistes, elles vont se faire remplacer inévitablement.
Un Bolloré s'est adapté à la mondialisation financière, mais a gardé pourtant le cerveau reptilien d'un patron des anciennes mines de charbon. Il a peur de partir en fumée devant de plus milliardaires mondialisés que lui.
Il en va de même pour le nostalgique du quai d'Auschwitz.