Ukraine • En attendant la bombe

Ukraine

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Commencer une chronique sur ce qui se déroule à l’Est, parler de l’Ukraine, après avoir vu et entendu sur un écran plat un autocrate russe, dont on ne mesure pas exactement la santé mentale, annoncer qu’il mettait en état d’alerte ses forces de dissuasion nucléaire, me paraît presque tâche sans fin.

Et pourtant, la vie continue, les images défilent, les militant.es mènent campagne électorale, les sanctions pleuvent, et par endroits, il neige en Ukraine.

Voilà plus d’une semaine que d’aucun.es comme moi ont l’oeil rivé sur cette menace à l’Est, qui, via les réseaux sociaux, qui, via des médias divers, ou battant le pavé. Le passage récent de la pandémie aux discours racistes de campagne avait déjà été difficile. Le réveil des mémoires sur une guerre de frontières sur le continent européen, en Ukraine, est lui, tout aussi brutal.

Des frontières, encore elles, qui agissent comme révélateur de ce que la financiarisation capitaliste avait laissé de côté, au début des années 1990, quand le mur était tombé, au profit d’une extension de la mondialisation et de la financiarisation sur le continent européen. Vite, vite, l’exploitation des différentiels de coût de main d’oeuvre, vite la conquête de marchés jusqu’alors glacés. L’agenda de l’Union Européenne, dominée alors par des forces politiques “sociales démocrates”, était tourné vers la monnaie et le commerce. Celui de ces pays jusqu’alors corsetés par la férule stalinienne et ses descendants, où des peuples malmenés n’avaient pu même panser les plaies de leur histoire récente balafrée par le nazisme et l’holocauste voyait des nationalismes renaître, des appétits se renforcer.

Je suis de ceux qui, dans ces années 1990, considérèrent que l’explosion de l’Ex-Yougoslavie alertait sur la volonté de peuples à disposer d’eux-mêmes face aux Etats-nations, non pour en créer d’autres, mais pour redéfinir les espaces de vie commune en Europe, dans le respect de l’histoire longue et complexe de chacun de ces peuples. L’Union Européenne proposait alors, déguisé derrière un pseudo projet fédéral à approfondir, une extension d’un grand marché, et l’instauration de sa monnaie, pourvue d’une banque indépendante. Les peuples d’ex-Yougoslavie en firent les frais.

Un conflit armé entre nationalismes croates et serbes, qui s’allièrent ensuite contre une Bosnie où la mixité avait commencé à forger l’idée d’une possible coexistence d’avenir, ne pouvait qu’être vu que comme un ferment de division dans l’extension du Marché. L’histoire même de la Bosnie, qui fut partie de l’ex-empire ottoman, introduisait également une dimension qui fut vite présentée comme religieuse. Il n’est pas dans mon intention de refaire l’historique et l’analyse de cette guerre ici.

Je voudrais simplement souligner que déjà, l’ombre portée de la Russie, alors encore dans le chaos de la déstalinisation, planait sur la région. La fin, on la connaît, comme pour toute guerre, les puissants ont tranché. Et la Bosnie fut dépecée quasi ethniquement, avec la mise en place sous tutelle internationale d’une présidence tournante, censée donner la forme institutionnelle d’une fédération de Bosnie Herzégovine. Si vous êtes curieux, renseignez-vous sur ce qui s’y déroule en ce moment, et la façon dont les nationalistes serbes se proposent de faire à nouveau sécession, contre ce qu’il faut bien appeler le renforcement d’un “nationalisme musulman” propulsé par les accords en lieu et place d’une solution bosnienne. Bref, cette guerre fut réglée à la manière des empires d’antan, à la règle et en fonction des zones conquises. La question du Kosovo elle, fit l’objet d’une attention spéciale de l’OTAN ensuite.

La sociale démocratie européenne de l’époque alla même au début jusqu’à bouder la volonté d’une réunification allemande, par la voix d’un certain François Mitterrand qui, personne ne s’en souvient, parlait encore lors du siège de Sarajevo de “nos amis les Serbes”, alors qu’un Milosevic trucidait à l’envie.

C’est dire si à ce moment, en Europe, la priorité était de redéfinir des règles communes d’après guerre froide. Dans ces trente dernières années, chaque peuple bricola donc son histoire, au rythme de l’intégration ou non dans le grand marché ouvert à tous vents.

Dans les ex Pays de l’Est, où les anciens pouvoirs politiques furent écartés des responsabilités, ce sont ceux qui avaient accumulés des richesses et les leviers économiques qui accédèrent aux commandes, alliés aux forces répressives du régime ancien, après certes des circonvolutions souvent. Les “oligarques”, dont on nous abreuve sont ceux là, pour faire court. Et si parfois, ailleurs qu’en Russie, on les désigne comme “maffieux officiels” ou “corrompus”, la garantie d’origine est la même, cachée derrière une démocratie grotesque.

Bien sûr, comparer le pouvoir en Roumanie, par exemple, et en Russie, serait hasardeux. Mais comparez les projets politiques des élites de ces pays serait aisé, et ils se situent tout autant dans le giron capitaliste, même si les systèmes de pouvoir varient. Et la fameuse “charte européenne” est de plus en plus souvent un chiffon de papier pour certains régimes dits aujourd’hui “membres de l’Union“.

En 1973, alors que les blocs s’affrontaient dans la guerre froide, vit le jour une tentative de définir des règles pour la paix et la sécurité en Europe. A Helsinki fut signé alors ce qui s’appela “l’acte final” de la conférence. De nombreux opposants connus à l’Est prirent appui sur ces textes pour lutter contre le glacis stalinien.

Le 21 novembre 1990, dans le prolongement d’Helsinki, et après la chute des murs, 34 pays signèrent une charte à Paris, qui débutait ainsi :

“Nous, chefs d’État ou de gouvernement des États, participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, sommes réunis à Paris à une époque de profonds changements et d’espérances historiques. L’ère de la confrontation et de la division en Europe est révolue. Nous déclarons que nos relations seront fondées désormais sur le respect et la coopération.”

S’en suit une liste de points où il est question de libre circulation des hommes, des biens et marchandises, de développement en coopération, de droits de l’homme et de paix, de prévention des conflits. Le tout confié à l’observation de ce qui s’appelle désormais l’OSCE.

Tout cela forme un ensemble cohérent avec le Conseil de l’Europe, créé en 1949, où ne siègent toutefois aucun des pays d’Amérique du Nord, présents autour d’Helsinki par contre et dans l’OTAN.

Mais cet arsenal de traités (en lien avec la Cour Européenne des Droits Humains) et qui constituent cependant un substrat juridique important, ne redéfinit pas pour autant tous les prés carrés qui se sont constitués en Etats Nations au fil de l’histoire chaotique du XXe siècle et de ses génocides.

Le projet capitaliste européen qui se propose d’unifier une partie du continent autour de sa financiarisation et des bienfaits du profit, qui plus est ouvert totalement à la mondialisation et à la division du travail, mettant en coupe rase les ressources, s’occupe de former des consommateurs indifférenciés et des prolétaires aliénés. Que renaissent ensuite dans ce marché des volontés impérialistes qui professent des nostalgies comme en Turquie et en Russie n’étonnera pas. Les différentiels de coût de main d’oeuvre ayant été exploités, et ayant produit à leur tour des marchés et des consommateurs au pouvoir d’achat augmenté, ressurgissent alors des conflits de territoire, de ressources, et de zones d’influence, surtout dans un contexte où la bataille autour d’énergies fossiles, qui a ravagé le Moyen-Orient, s’avère une impasse mondiale.

Ha oui, je ne parle pas vraiment de l’OTAN. Je garde ce diable pour la fin ?
Cet épouvantail, est pratique aujourd’hui pour choisir son camp impérialiste, ou y rejeter l’adversaire dans un débat. “Etre ou ne pas être dedans. That is the question ?”. Je reviendrai sur le “campisme” à gauche.

Je vous rappelle que mon propos “en attendant la bombe” concerne l’Ukraine, et que j’en suis encore loin, d’autant que ma réflexion passera sans doute aussi par le Rojava.

Et, pour m’éviter par contre bien des retours sur des “légendes urbaines”, je vous conseille cet article incontournable, qui nettoie un peu les yeux et les oreilles, surtout à gauche et à gogoche, concernant les “nazis ukrainiens” chers à Poutine.

2 •

Je terminais ma première chronique à propos de l’Ukraine, en renvoyant sur une publication éclairante datant d’avant l’invasion russe, issue de partages militants en Ukraine, et revenant sur les dix dernières années de ce pays.

Cette publication, entre autres, tord le cou à l’argumentaire de Poutine concernant les “néo-nazis” dont il se targuait de “débarrasser l’Ukraine”. Retour du karcher à Kiev.

Cet argument étant malheureusement utilisé jusqu’à plus soif, pour défendre l’indéfendable dans la vieille gauche européenne, et principalement en France, j’y reviens en deux mots.

Poutine l’utilise en référence à l’histoire, à destination du peuple russe. S’il fouillait quelques décennies en arrière, il trouverait aussi dans l’histoire de l’Ukraine, la façon dont l’URSS stalinienne a condamné cette région paysanne à la famine, pour la “redresser”. Le mouvement anarchiste en sait quelque chose, lui aussi.

Mais revenons à cette réalité de 2014 et aux deux soulèvements sociaux d’où proviennent ces étiquettes de néo-nazis accolées à l’Ukraine, surtout par une gauche chauvine qui pour part n’a pu se résoudre à faire le deuil de son passé stalinien, et pour l’autre, développe une vision “campiste” des choses.

Afin de ne pas avoir à justifier ce dernier mot, je vous livre une réflexion de Catherine Samary, certes longue, mais claire et limpide, de ce qu’il signifie.

J’en profite au passage pour rendre hommage à quelqu’une que j’eu le plaisir de côtoyer bien plus jeune, et de retrouver justement dans les années 1990, lors de l’éclatement de l’Ex-Yougoslavie, parce qu’elle a toujours eu un positionnement sur ces questions, intellectuellement brillant et juste, hors du confusionnisme de la gauche ex stalinienne ou sociale démocrate.

Poutine s’appuie donc sur une réalité qu’il a contribué à forger. Si les néo-nazis en Ukraine ont constitué des groupes actifs et à la suite, intégré certains secteurs, c’est à la fois aidés par La Russie via déjà la présence de Wagner que l’on connaît aujourd’hui, et, en même temps, avec l’instrumentalisation américaine. Cette irruption des néo-nazis dans les mouvements sociaux fut visible, réelle, et aidée. On peut affirmer que, comme pour les révolutions arabes, les mêmes furent à la manoeuvre pour les dévoyer et en priver, là en l’occurence le peuple ukrainien. Et il est cocasse de constater que Poutine prétend purger l’Ukraine des ultra-nationalistes qu’il a contribué à développer, et qui lui furent fort utiles pour priver, là encore, les volontés séparatistes du Donbass de réels représentants indépendants de la Russie.

Mais nous ne sommes plus en 2014, et ce que les populations ukrainiennes n’ont pas obtenues alors, elles l’ont intégré dans les têtes, en une génération. Électoralement, l’extrême droite totalise un pourcentage que la France aimerait bien avoir, puisqu’en ce qui la concerne, l’extrême droite populiste et identitaire représente dix fois plus. Au secours Poutine !

Le gouvernement ukrainien, comme nombre de ceux issus de circonvolutions d’après chute des murs, n’est pas exempt de corruption et d’oligarques non plus. Mais il est à l’image d’autres “démocraties” au sein de l’UE.

Il me semble pourtant que si la Hongrie était attaquée, nous considérerions que, comme toujours, c’est un peuple qu’il faudrait soutenir et défendre.

Alors pourquoi ici, s’évertuent-on à traîner le peuple ukrainien dans la boue, tandis que les solidarités d’Etats jouent, pour justifier un chauvinisme de vieille gauche, qui se draperait dans la toge de Jaurès ?

Lorsque la Pologne, la Tchéquie, filtre les migrants, en écho aux fumeux débats fortement racistes de chaînes d’infos, pourquoi certains s’acharnent-ils à mettre cela sur le dos de décisions ukrainiennes, en pleine guerre ? Ukrainiens = racistes = nazis. Est-ce là le discours subliminal d’une gauche qui a exonéré Poutine depuis trop longtemps, sous le prétexte de désigner un “ennemi principal”, au travers de l’OTAN, qui est l’impérialisme américain ?

Pour qui doit oeuvrer une gauche sociale ? Pour les Peuples ou pour des camps idéologiques ? Curieux de voir à quel point les populismes se moquent des peuples, et n’ont que le mot à la bouche.

Pas curieux non plus de voir que toutes ces gauches sont étatistes, en plus d’être électoralistes et opportunistes. Cette guerre en Ukraine agit comme un phare.

J’abandonne la polémique pour ne pas laisser croire que ces mêmes gauches seraient en attente, hors des mobilisations de soutien, ce qui est factuellement faux.
Cette gauche fait du “en même temps”.

Elle condamne une agression, mais désigne l’OTAN comme catalyseur de celle-ci, transformant quasi en légitime défense une violation caractérisée des droits légitimes d’un peuple, oublié dans l’équation et à qui, au nom de la paix mondiale, on enlèverait le droit à l’auto-défense. Je remarque également que, quand le peuple ukrainien lui-même se tourne vers l’UE, dans un choix qui est le sien, on lui dénie le droit à l’erreur, et le renvoie dans le giron d’une ex URSS, de facto. Un peuple qui ne serait pas mûr de ces décisions ? Trop près encore du réveil ? Quel paternalisme occidental !

Avec tout le mal qu’on puisse penser de la construction capitaliste européenne, on peut légitimement comprendre que son “marché” est pourtant resté en paix, et que désirer rejoindre la paix de celui-ci, plutôt que les gesticulations pacifistes d’un Peppone “anti nazi”, reste une décision souveraine.

Cela ne signifie en rien soutenir une thèse d’un “indispensable parapluie de l’OTAN“, ni celle d’une “modernisation européenne inéluctable de l’Ukraine”. Mais souhaiter un avenir à ces populations commence par le fait de les aider à faire sortir les troupes russes de leurs territoires, pour leur garantir une vie capable de choix. Ils résistent, et contribuer à aider cette résistance, du simple pavé où on défile, à l’arme dont ils ont besoin, il y a une palette que l’on voit se développer, fort heureusement.

Bien sûr, les Etats européens ont leur agenda, tout comme les Etats-Unis. Les mêmes ont aussi des intérêts dans l’armement, entre autres… Tout comme la “coalition” en avait en Syrie, au sortir de l’Irak. Quel purisme révolutionnaire aurait voulu priver les Kurdes et les Assyriens ou Arabes de Syrie d’une aide militaire ? Tout cela au nom des arrières pensées occidentales, drapeau de paix en main ? Qui aurait préféré une victoire russe contre Daech sans le Rojava ?

Qui justifierait aujourd’hui le discours d’Erdoğan sur sa “zone d’influence historique” et la nécessaire protection de ses frontières contre “la menace kurde” ?

Oui, mais c’est pas pareil ! Alors qu’on m’explique…

Les volontaires internationalistes qui sont allé.es combattre au Rojava seraient-ielles des va-t-en guerre ? Auraient-ielles ajouté “la guerre à la guerre”, en même temps que l’aide intéressée alors de la coalition ? J’ai souvenir là, de voix qui tentaient d’exonérer un Bachar, au nom des équilibres de paix, en 2011.

Ce qui est ma clé de compréhension, c’est celle de l’intérêt des peuples, leur droit à choisir librement leur destin, de mettre en place leur auto-gouvernance et donc… de faire appel à plus grands qu’eux lorsqu’ils sont en résistance contre les tyrans, sans devenir valets pour autant de leur secours. Et ces peuples n’ont pas choisi la guerre, mais s’y trouvent plongés. Observer leur mort, pour qu’ils vivent en paix, n’est pas une solution, sauf à se replier dans le confort de la consommation capitaliste, sur son marché, en paix, dans nos emplois. Attention, on revendique quand même ! Mais on ne veut pas de leur Moyen-Age, ni des réfugiés qu’il entraîne.

Avant de clore cette deuxième attente de la bombe, je voudrais dire deux mots sur une autre espèce, qui se repaît des guerres, surtout lorsqu’elles sont médiatisées. Une espèce qui déjà, là encore, avait fleuri autour du siège de Sarajevo. De celle qui comme Malbrough, s’en va en guerre, et sait qu’on la verra. Cette espèce qui vient comme une moisissure, se fixer sur les solidarités avec un Peuple, pour mieux prendre des forces et des visibilités médiatiques, afin de régler des comptes intérieurs. La voilà réapparue avec les jonquilles de printemps, en république, boostée qu’elle est tout autant par la pourriture politique de la sociale démocratie. Celle là veut la guerre, et en être les généraux médiatiques. Retombées électorales obligent.

Entre 1993 et 1996, ils ont phagocyté le mouvement autonome de soutien autour de la Bosnie. Plus tard, certains ont soutenu l’idée de l’invasion d’Irak, et bien sûr ont joué le rafale en Lybie. Les mêmes ont fait des films sur les Kurdes, caricaturant leur lutte au nom de leur islamophobie en France. Vous aurez reconnu la bande, qui voudrait agir en francs tireurs, sur des plateaux TV.

Voilà, il n’y aura pas assez de place pour tout le monde, pour rendre encore plus confuse cette attente.

J’espère pouvoir aborder un peu l’avenir, les questions d’architecture de paix européenne, la redéfinition par de nouvelles conférence des peuples, la disparition de l’OTAN et le désarmement mondial, que nous demanderait cette guerre, où il est question de “dissuasion nucléaire”. Et que cesse cette guerre !

Je suis loin d’en avoir terminé.

3 •

Dans le fil précédent de cette chronique, je plaçais côte à côte, autour de la notion de résistance, le Rojava et les populations ukrainiennes.
Et j’écrivais moi-même “oui, mais c’est pas pareil“, en demandant qu’on m’explique.

Les explications sur l’Ukraine me sont parvenues de la “gauche”, ces jours derniers. Après avoir fait le point sur celles-ci, je vous exposerai les miennes.

Nous ne devrions pas aider la “résistance” des Ukrainiens pour ne “pas ajouter la guerre à la guerre“. Et que je me drape dans le linceul de Jaurès. Sans chercher bien loin, je retrouve cette formule dans la bouche d’un certain François Mitterrand, mentor de celui qui la prononce aujourd’hui. Il parlait alors de Sarajevo et s’arc boutait contre une levée d’embargo sur les armes en direction de la résistance bosniaque. Il alla même jusqu’à les prononcer sur le bitume même de l’aéroport de la ville, en annonçant qu’il n’était pas contre l’envoi d’ambulances.

Quatre années de siège plus tard, la Bosnie comptait ses morts, était dépecée sous une apparence d’administration unique, et le même Mitterrand s’était rendu à l’évidence d’une réunification de l’Allemagne.

Depuis, la trace de celles et ceux qui, à Sarajevo, Bihać, Goražde, avaient durant cette guerre consolidé une organisation civile des populations sans division ethnique, a disparu. Cette absence de soutien massif a profité à une sortie de guerre où les nationalismes et l’étatisme ont triomphé contre le vivre ensemble populaire et les embryons d’organisation nés de la survie. Encore mieux que le stand by de Staline face à la destruction de la résistance des Varsoviens au nazisme.

Si je reviens une fois de plus sur cette histoire récente, ce n’est pas simplement parce que je l’ai vécue, mais parce qu’elle m’a révélé qu’une guerre de résistance pouvait faire naître des résiliences populaires inattendues, voire même, pour peu qu’il exista dans la population une volonté politique pour le soutenir, une émancipation.

Qui, en 2011, pouvait penser que la partie du Kurdistan en Syrie, ferait naître dans la guerre, le projet émancipateur du Rojava ? Les gauches ont alors principalement crié à l’instrumentalisation américaine des printemps arabes, toujours dans la même position campiste dont je parle dans ma chronique précédente. Et comment en est-on arrivé à un soutien affiché des mêmes au “Peuple kurde”, après des revirements qu’on s’est empressé de faire oublier ?

Pourquoi donc le soutien actif au Rojava, la popularisation du projet politique communaliste, est-il effectué par la “mouvance anarchiste” avec ses forces politiques restreintes qu’on lui connaît, plutôt que par les gauches, qui font du bruit en manifestation mais intègrent plutôt la cause kurde dans une démarche clientéliste ?

Je ne dis pas que les militant.es de gauche ne sont pas sincères dans leur démarche de soutien et que même beaucoup d’entre eux, elles, au contact de la réalité ne réaliseraient pas l’importance du projet de “confédéralisme démocratique“. Je parle du fait que ce projet même soit antinomique avec l’étatisme revendiqué de ces gauches, ce qui les amène à prendre des positions à géométrie variable, où souvent le chauvinisme domine, quand le campisme n’amène pas à soutenir des régimes qui oeuvrent contre leurs populations, au nom de “l’anti impérialisme“.

Voilà donc qu’on m’explique que la lutte kurde (en omettant leurs alliés au passage) aurait une sorte de transparence et de pureté sur la question du “droit des peuples à disposer d’eux mêmes” que n’auraient pas les populations ukrainiennes. Celles-ci seraient atlantistes, tournées vers l’UE et son monde libéral, et infiltrées par le néo-nazisme. Une variante, là encore, du discours social démocrate et des ex staliniens, en vogue lors de l’éclatement de l’ex Yougoslavie, qui parlaient alors de guerre ethnique et religieuse.

D’autre utilisent le linceul de Jaurès pour y écrire un pacifisme non aligné.

Je rappelle une fois pour toutes que feu Jaurès n’utilisait pas son opposition à la guerre en pacifiste égoïste et chauvin, mais qu’il dénonçait le conflit qui devenait inéluctable entre les Empires qui régnaient sur le monde et n’avaient trouvé que la guerre pour se le partager. Toutes les parties au conflit avaient alors une ambition de guerre. Il n’y avait ni ennemi principal, ni ami de mon ami, pour cette gauche là. Et la position de Jaurès n’était pas morale. Il y a donc un effet de manche à vouloir réveiller un mort, pour justifier ses tropismes. Il a pourtant droit à la paix.

On voudrait rendre la confusion plus grande autour du “non alignement” qu’on ne s’y prendrait pas mieux. Un tel principe est très juste, mais ce principe est tout autant utilisé par ceux qui veulent armer les peuples, en impérialisme secondaire. Il accompagna le fait que la France se dote de l’arme nucléaire. Une défense européenne ? Le doublement des budgets militaires ? Cela mérite un autre article.

Et qui parle de pousser les Etats européens à la guerre ? Qui demande l’intervention militaire des puissances, dont certaines sont nucléarisées ? L’OTAN elle-même n’a-t-elle pas, dès le départ, annoncé qu’elle observerait, après avoir jeté son huile ?

On ne peut exonérer ce système militaire de ses intentions. Encore faut-il ne pas simplifier, là encore, de façon binaire.

C’est bien parce que Poutine savait que l’OTAN ne pouvait bouger, qu’il a concrétisé son projet de guerre d’annexion. Et ce projet politique, entamé en Géorgie, Moldavie, en voie d’achèvement en Biélorussie, sans oublier le martyre de la Tchétchénie, les interventions extérieures, n’est pas une légitime défense face à une “menace”, mais bien une ambition de revenir en force parmi les puissances impérialistes.

Sauf à considérer que l’histoire soit celle de complots impérialistes qui se succèdent, que les peuples subissent sans avoir d’existence, on doit cesser de caricaturer la marche du monde, et prendre le parti des peuples agressés, en rompant avec les réflexes de replis chauvins. Cela servirait peut être à avoir une parole de gauche présente dans ce que justement, organisent les Etats capitalistes entre eux.

Cela passe par le non écrasement de la volonté d’un peuple, et, à minima par lui fournir les moyens de sa résistance, de la simple solidarité exprimée, en passant par la désignation et la condamnation sans “oui mais” de l’agresseur, jusqu’aux aides concrètes, y compris en armes.

Comment cette gauche peut-elle avoir ensuite une voix audible sur la question des réfugiés par exemple ? Comment cette gauche qui flatte de fait la “peur de la guerre” et ses conséquences, aurait-elle un écho pour dénoncer le tri des migrants, toléré et organisé aux portes de l’Ukraine ?

Alors que, dans la population française, on racise, on instrumentalise la crainte des migrants, essentialisés comme musulmans, et que déjà le simple discours moral domine contre les théories du “grand remplacement”, entretenues par la confusion d’un printemps républicain trans-partis, la gauche, du fait de sa position, même involontairement, semble vouloir rendre responsables les Ukrainiens “européistes” de ce tri raciste effectué aux frontières. Mais n’est-ce pas l’UE elle même qui l’organise, depuis des décennies ? Et quelle est la pratique en la matière de Poutine et de son allié biélorusse ?

Qui, de l’UE, de Poutine et des alliés biélorusses et turcs du moment, a également amené à la mort d’hommes de femmes et enfants aux frontières ?

On voit jusqu’où le discours hors sol sur “la paix”, versus instrumentalisation des craintes légitimes de “la guerre”, pourrait mener : être inaudible sur l’accueil inconditionnel des migrant.es aux frontières de l’UE et, observateurs impuissants,  semer les derniers germes de confusion dont personne n’a besoin dans ce capitalisme en crise, quand il s’agit de solidarités élémentaires.

Le “Godot” n’étant toujours pas tombé, l’Ukraine non plus, je poursuivrai donc, toujours en l’attendant, cette chronique.

A suivre…

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