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La bombe est de retour, c'est sans doute ce que Poutine voudrait qu'on retienne de son discours.
Mais ce qu'en retienne une partie des populations russes, c'est son annonce d'une "mobilisation des réservistes".
Et, pour l'argumenter, la nécessité absolue de se protéger des "attaques occidentales".
C'était pour la tête du régime une option compliquée. Une mobilisation sans déclaration de guerre, après avoir renforcé dans la loi la pénalisation des désertions dans le cadre de "l'opération spéciale", cela demandait au moins une "adresse à la nation".
Cette chronique, commencée la veille de ce discours, va donc une nouvelle fois traiter plus de l'actualité de la guerre que répondre aux questions que je m'étais fixées.
Les libérations de territoires opérées par l'armée ukrainienne, utilisant l'armement et le renseignement fournis par les Occidentaux et la Turquie, démontrent l'état de déliquescence des éléments de l'armée russe occupante, et la faiblesse des troupes collaborationnistes. C'est un fait, même si stratégiquement l'armée ukrainienne ralentit et consolide sa contre-offensive, et que le "front" semble à nouveau se figer.
Cela explique donc l'urgence pour la Russie de "mobiliser" des éléments frais et d'utiliser un subterfuge de pseudo référendum bâclé dans les zones occupées, pour reprendre une main perdue.
Le discours de Poutine habille cela dans une position d'homme assiégé par les puissances occidentales, (ce qui devrait réjouir les campistes en tous genres à l'Ouest). Ce discours, qui au départ désignait les "nazis ukrainiens" et devint "la pression des Occidentaux qui utilisent l'Ukraine", amorce l'idée d'une guerre ouverte contre la Russie ("pour la démembrer comme fut démembré l'URSS en 1991", dit Poutine). Lavrov, devant les Nations Unies, synthétise le déni et le mensonge, pour renforcer la thèse du complot occidental qui nécessiterait une riposte.
Ainsi, la tête du régime justifie un appel à mobilisation "partielle", dont Poutine dit qu'elle est "demandée par l'Etat major". Le texte même qui régit cette mobilisation laisse d'ailleurs ouvert toutes évolutions au-delà des 300 000 annoncés.
S'en suit une diatribe où il est dit que l'OTAN ayant proféré des menaces nucléaires, rappel est fait que la Russie dispose en ce domaine d'un arsenal plus performant et diversifié, et qu'elle n'hésiterait pas à l'utiliser en cas de "violation de l'intégrité de son territoire".
Ce discours, qui fait suite à la remontée du bilan provisoire catastrophique des troupes d'occupation russe, au moment même où Poutine s'est vu peu courtisé dans un sommet à Samarcande, où il venait pourtant demander un soutien, sinon réel, mais du moins affiché, à son "opération spéciale", marque à la fois un aveu de faiblesse et un vrai tournant pour la Russie de l'intérieur.
A l'opposé, dans le cadre solennel d'une Assemblée Générale des Nations Unies, les puissances occidentales ont cherché à éloigner les connivences diplomatiques qu'entretiennent les pays du Sud avec le régime russe, et, sans le dire ouvertement, tout en condamnant avec davantage de virulence la violation de territoire de l'armée russe et les crimes qu'elle commet, mettent en garde contre l'idée de l'utilisation d'armes pouvant aller jusqu'au nucléaire. Le "don't" d'un Biden est éloquent à ce sujet.
Le Président ukrainien peut bien dire qu'"il n'y croit pas" devant l'Assemblée Générale, cela n'y fera rien, le sujet est ostensiblement sur la table, et Poutine garantit que "ce n'est pas du bluff".
C'est d'ailleurs ce sujet qui a conduit à la prise de distances de l'Inde, de la Chine, et de la Turquie. C'est, là aussi, un changement notable. Et même si la demande de "cessez-le-feu" est là juste pour la forme et l'expression géo-politique, elle participe d'une pression contre le régime russe qu'attendaient les puissances occidentales. Je suis désolé de reprendre ce vocabulaire, mais il convient pour cette description géopolitique par laquelle il faut bien passer.
On pourra remarquer que le monde entier souffre de la situation créée par l'invasion du 24 février. L'organisation capitaliste des marchés fait ainsi flamber les prix de l'énergie, la guerre celui des matières premières agricoles et de l'alimentaire, vu l'organisation là aussi des marchés spéculatifs. Des populations nombreuses vont ainsi vivre ces difficultés et, pire encore, des famines sont possibles au "Sud". C'était une des préoccupations de l'Assemblée Générale de l'ONU.
On a pourtant attendu dans les discours des nouvelles de cette "aide internationale" qui serait indispensable, et qui n'a rien de comparable aux "chèques énergie" des Pays européens pour passer l'hiver. Mais ce même "Sud" patiente déjà à propos des aides à la transition qui avaient été décidées lors des accords pour lutter contre le changement climatique, autre versant de cette réunion.
Les puissances occidentales s'inquiètent du manque d'enthousiasme à condamner la Russie, mais leurs gestes solidaires restent peu convaincants, voire inexistants, et c'est davantage la Turquie qui apparaît comme ayant résolu en partie la "crise des céréales". Là aussi, le fonctionnement du marché spéculatif mondial n'est pas remis en cause et tout est renvoyé à la guerre.
Les pays européens eux sont occupés à diversifier leurs sources énergétiques.
Déjà, alors qu'en Iran les femmes luttent contre le régime et pour leur liberté, alors qu'une partie des populations se mobilise à leurs côtés, on peut constater que les dirigeants de ce monde ne font rien pour fâcher un éventuel fournisseur d'énergie fossile pour cet hiver. Et à cet égard, un Macron serrant la main à un Raisi à l'ONU en pleine répression du peuple iranien parle mieux qu'une hypothèse.
Par ailleurs, Biden cède sur la livraison prochaine à la Turquie d'avions de combat.
Deux exemples et il y en a d'autres, pour montrer comment les Occidentaux comblent les brèches, pour conserver un semblant d'unité contre la menace russe. Cela s'ajoute aux mains tendues vers les dictatures autocratiques, dont certaines ont tables ouvertes des deux côtés.
Et c'est pourtant la forme même de cette menace, qui va sortir les Occidentaux de ce rapport de forces que veut créer Poutine.
En déclarant cette mobilisation, en accentuant sur la "menace de l'Occident", il fait de fait entrer la guerre dans les familles russes. Ces familles, qui le soutenaient "spécialement" par procuration se retrouvent directement concernées. L'opération spéciale quitte les écrans et devient guerre, officiellement, du jour au lendemain, même si le gros mot reste tabou. A côté, pour certaines populations russes, les sanctions ne sont rien.
C'est cela qui a précipité dans des avions ou sur la route des Russes fuyant la mobilisation. C'est cela qui a poussé, malgré la répression et la peur, quelques milliers de personnes à manifester. C'est peu à l'échelle de la Russie, mais ce ne sont pas là les "opposants" habituels, et cela témoigne d'un vrai changement en profondeur, les populations, les familles, se sentant désormais concernées dans leur vie quotidienne. Et, visiblement, le "patriotisme" n'est pas totalement au rendez-vous pour le moment. Poutine ne peut pas tout avoir à la fois. Il s'avère même que des milieux qui soutenaient l'invasion devant leurs télévisions prennent soudain conscience que le petit Ivan pourrait bien y laisser sa peau, alors que le régime lui s'en prémunis.
Cette fissure d'opinion publique sauve ainsi les Occidentaux du dilemme, provisoirement, comme les "succès" militaires ukrainiens mettent fin aux atermoiements qui commençaient à se faire jour sur une "paix négociée maintenant".
La venue du Godot nucléaire est repoussée provisoirement à demain.
Nous sommes très loin là d'une situation où, organisé ou pas, un humain lambda dans son coin peut avoir une prise sur ce réel.
Et ce sentiment d'impuissance, qui nous fait saluer des "avancées militaires" ou des mouvements de population mues par la volonté d'échapper à la guerre qui les rattrape, dans un exode patriotique pathétique, s'accentue.
Il se peut même que les opinions publiques européennes se sentent elles-aussi rattrapées par la guerre, parce qu'on la rend responsable de l'augmentation du prix de la moutarde, et bientôt du retour du Covid.
Il est difficile, entre celles et ceux qui persistent dans leur campisme, ceux dont le banquier habituel se dit attaqué, ceux dont le populisme s’accommode de toutes les alliances, de trouver les mots pour exprimer la nécessité de rester solidaire des Ukrainien.nes, et pas que par humanisme de base.
En pleine ascension électorale des fascistes italiens, qu'on dit "aux portes du pouvoir", voir la gauche et l'extrême gauche, et une partie des syndicats, protester contre "la guerre en Ukraine responsable de l'inflation" et s'aligner sur des positions de paix à la Ponce Pilate, renvoyant dos à dos, me désole au plus haut point, d'autant que l'extrême droite italienne en tire un profit immédiat.
Mais à quoi bon être libertaire pur et dur aujourd'hui, si c'est pour l'être dans la tombe, et n'avoir même personne pour en lire l'épitaphe.
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