Ouais, l’enfance c’est bidon

enfance corrida

Il m'a suffi de voir et d'entendre un député pur beauce, république en bandoulière et connerie au vent, défendre la corrida, alors qu'il ne trouvera probablement plus une vache dans sa circonscription, pour avoir envie de reprendre le fil de cette détestation de mon enfance.

En fait, cet arriviste politicien ne mérite pas plus qu'une poignée de mépris sur sa future tombe électorale. Je ne prendrais donc pas la pelle d'en parler davantage.

Non, son sourire de crétin a juste fait ressurgir des sourires plus anciens, comme ceux de masques rituels, figés dans l'inhumanité.

Dans ce hameau dont j'ai esquissé, dans l'article précédent, une description, sur la centaine de villageois majeures, l'immense majorité était composée d'agriculteurs en devenir ou en chute libre, fils de paysans rudes et démodés qui avaient vendus leur chevaux pour que la progéniture se mécanise. Les fameux tracteurs et bidons. Certains étaient partis vers l'Algérie, où la France pacifiait.

Le forgeron avait survécu à peine deux ans après le passage des maquignons. La forge fut vendue à des parisiens, qu'on ne vit que de rares "week-end" venir en "Ariane", de la ville. Le vieux charron subit peu après le même sort, et mourut de la grippe.

La "bistrote" elle, était aussi parisienne, mais elle avait repris le bistro, alors...
Parce qu'on pourrait croire que dans ce trou de Beauce là, seule la terre comptait, et que les moments d'ivresse n'avaient place qu'à la maison, autour d'un "canon". Détrompez-vous, le bistro survivait avec sa clientèle.
Celle des joueurs de cartes, les vieux en verre de rouge coniques à rainures, et celle des buveurs de "Picon et de Guignolet", pour faire parisien et moderne. Enfin, faire genre.

Nous, les mômes, avions le droit de franchir le seuil et de recevoir une langue de chat après avoir dit merci, que quand nous avions approvisionné les lapins de la bistrote en herbe fraîchement coupée, et seulement là où elle n'était plus trop verte.

La bistrote souffrait de crises d'épilepsie.

J'ignorais de quoi il s'agissait à l'époque, et ne voyais que le bas noir bourré de vieilles chaussettes qu'elle portait autour de la tête. J'ai vite compris que c'était un amortisseur de chutes, en assistant bien malgré moi à l'une d'entre elles.
Elle portait ce bandeau assez élégamment, noué comme un turban sur le devant, mode des années d'après guerre... Elle ne prenait pas la peine de relever ses cheveux, qui tombaient par derrière, à la pirate. Je crois avoir le souvenir d'une femme qu'on dit "entre deux âges".

On ne nous aimait guère, nous les mômes, le jeudi, dans ces lieux où quelques casquettes et bérets de mâles en recherche de parisiennes se pressaient autour du comptoir, entre quatorze et quinze heures. Allez savoir pourquoi, c'était dans ces heures de pleine journée, où chacun aurait du être aux champs, que venaient bramer les plus jeunes, enfin, les rares ayant échappé à l'Algérie.
Ils picolaient bruyamment, couvrant le ron ron des joueurs de cartes. Puis, comme s'ils remontaient soudain fièrement leur braguette, emmenaient précipitamment leurs bottes au dehors, en se poussant du coude.

Il en était un parmi eux que j'évitais avec précaution. Mon père l'appelait "le cinglé".

Il avait été réformé pour cela. Lui, buvait du "rouge breton" dans des verres ballon. Une fois bien chaud, il allait battre le cheval qui lui restait, pour se venger des "crasses qu'il lui avait faites la veille". Quand l'écurie ne s'ouvrait pas du premier coup, c'est sa jeune femme qui servait de cheval.
Ils avaient une gamine d'à peine quatre ans, qui montrait sa "zézette" à qui voulait la voir, en scandant "petit jésus". Je pense comprendre pourquoi aujourd'hui.

La bistrote avait un petit champ de patates juste à côté des granges du "cinglé". Elle s'y rendait régulièrement. Un jour où il était plus sobre qu'à l'accoutumée, et de bonne humeur, il s'entoura d'une bande de gamins et, pour le plaisir, commença à "canarder" la bistrote, penchée vers la terre au milieu de son lopin. Elle ne pouvait deviner d'où provenaient ces projectiles, mottes de terre durcies qui soulevaient un peu de poussière en s'écrasant. Elle montra bientôt des signes d'agitation.
Lorsque je vis la bistrote tomber en arrière lourdement, je compris quel était le but recherché.

La crise d'épilepsie se manifesta en même temps qu'elle agitait l'amas de ses jupons et découvrait ses cuisses grêles.
Les gamins se bidonnaient devant le spectacle, et le cinglé les encourageait avec un "elle a pas de culooote !"

Si je peux vous raconter cela, c'est que, bien entendu, la bande de celles et ceux avec qui j'allais à l'école, et dont je tentais de gagner les faveurs, m'avait convié au spectacle. Je m'étais tenu à distance du cinglé, mais j'étais là, quand même, volontairement, ce jour là.
Lorsque j'ai lu "La Terre", le roman d'Emile Zola, bien plus tard, j'ai eu à nouveau devant les yeux l'image de cet amas de jupons, et des jambes qui tressautaient. Une façon de relire son enfance de merde.

Je dois dire que cette décennie 1950 émergeait à peine d'une guerre ou l'humanité s'était perdue sur des quais de gare, pour replonger dans une autre, où on viola, tortura, "pour la France".

Mais, en même temps, Albert Camus prononçait ce qui pouvait passer pour des paroles d'encouragement, en 1957, lors de la remise de son prix Nobel. "Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir."
Je ne pouvais bien sûr alors rien comprendre à ces paroles, pourtant entendues sur le poste de radio qu'écoutait ma mère, alors que je jouais aux "petits soldats" sur le sol en tomettes rouges usagées. Paroles vite effacées par le "ça va bouillir" du lendemain.

Dans ce raccourci d'inhumanités, je vous épargnerai la tradition des chatons non désirés qu'on confie aux gamins pour qu'ils les projettent contre un mur. Je ne m'attarderai pas non plus sur ce doigt sanguinolent qui tomba à mes pieds, tandis que j'avais senti une pluie chaude sur mon visage. Le père du gamin avait lancé un "tu t'es pas loupé !" et avait rajouté "comment on va appeler le médecin ?". Rassurez-vous, le disque de la scie avait tranché net, la plaie fut recousue, et le bois bien rangé.

C'était une époque où, en dehors des grandes villes, l'homme était au dessus, la femme en dessous, et les mômes un peu objets, mais quand même pas au rang des animaux eux, tout en bas. Ces agriculteurs dont les parents paysans avaient pourtant aimé leur bétail, leurs chevaux, et qui vénéraient l'âne et le boeuf en plâtre de la crèche pour certains encore très fort, sentaient monter en eux comme un sentiment de puissance, de "modernité", qui passait à leurs yeux obligatoirement par la domination de cette nature qui allait cracher le blé et le fric, qu'elle le veuille ou non.
Alors, les bestioles, c'était juste pour la chasse et le plaisir de tuer. Un chien passé sous une roue de remorque, un jour de battue, c'était juste normal. Il faut savoir sacrifier aux dieux. Et, de toutes façons, il ne valait rien, et se serait pris des plombs un jour ou l'autre. Canon de fin de journée.

T'as 6 ans, puis dix ans bientôt, et tu fais comme tout le monde, tu tires sur les oiseaux avec ton lance-pierres, et tu passes tout autant pour un con parce que tu les rates.

Je suis sorti de cette gadoue d'enfance, dont je sais avoir volontairement oublié de pires moments encore, en entrant dans un internat, seul moyen de ne pas m'y noyer.

Non, même pas mal, avec ces sortes de hameçons venus du passé, ces banderilles d'enfance.

La mise à mort est proche et les mannequins qui s'agitent me dégoûtent plus qu'ils ne me mettent en rage.

Oui, je sais, ce que je décris est violent. On peut même mettre en doute ce récit. Mais ma corrida n'est que paillettes, puisque la souffrance est absente. Même pas mal !

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